48 2/3 de Christian Jeanpierre avec Olivier Joly (Les Arènes)

EXTRAITS

[ps2id url=’#wenger’]ARSENE WENGER[/ps2id]|[ps2id url=’#bouderbala’]LE COMTE DE BOUDERBALA[/ps2id]|[ps2id url=’#califano’]CHRISTIAN CALIFANO[/ps2id]|[ps2id url=’#boukerchi’]MALEK BOUKERCHI[/ps2id]|[ps2id url=’#piccard’]BERTRAND PICCARD[/ps2id]|[ps2id url=’#julliand’]ANNE-DAUPHINE JULLIAND[/ps2id]|[ps2id url=’#merad’]KAD MERAD[/ps2id]|[ps2id url=’#ouedraogo’]FULGENCE OUEDRAOGO[/ps2id] [ps2id id=’wenger’ target=’wenger’/]
ARSENE WENGER

(…) Comment le gosse de Duttlenheim aurait-il pu imaginer qu’il croiserait un jour le Pape? Bien sûr, le petit village alsacien, dans l’immédiate après-guerre, voyait sa vie rythmée par deux religions: le football et le catholicisme. Et celles-ci s’entrecroisaient même au besoin. «Tu sais, j’ai appris à rouler en vélo sans les mains, parce qu’à chaque fois que tu voyais un crucifix, tu devais faire le signe de croix. Et il y a trois crucifix dans le village», glisse-t-il en souriant. «Il y avait même un véritable mariage entre le foot et la religion. Très vite, je me suis rendu compte que nous avions une équipe nulle. Alors, avant les matches, je me rendais sur le terrain avec mon missel, pour prier. Et je priais encore pendant le match.» Ses mains s’ouvrent comme si elles pouvaient encore toucher la couverture cartonnée de ce curieux livre de chevet. «Mon missel avait un petit marque-page rouge, glissé à la page de l’Agnus Dei. Je lisais en latin, sans rien comprendre. Mais ça n’avait absolument aucune influence sur le résultat. J’avais dix, douze ans, et j’allais à tous les matches avec le cœur qui battait la chamade.»

De ces temps passés, Arsène a gardé le goût des processions religieuses et des lieux de recueillement. Et pas seulement la basilique Saint-Pierre. «J’ai toujours adoré entrer dans les églises. J’aime cette forme de retour sur soi. J’ai beaucoup de tendresse pour la religion. Malheureusement, je n’ai pas la foi spontanée. Je ne crois pas à la vie éternelle. Avec l’expérience -mais c’est une vision très personnelle des choses, en aucun cas une leçon- je pense que nous pouvons survivre petitement dans l’esprit des gens. Comment? En semant des valeurs qui peuvent s’ancrer dans les esprits des enfants, de la famille, des amis. Cette forme de survie-là, oui, elle est sans doute possible.»

Arsène Wenger est depuis 1996 le manager d’Arsenal FC, le plus prestigieux des quatorze clubs de football professionnels de Londres. Il est l’entraîneur polyglotte de l’équipe la plus cosmopolite du monde. L’homme qui a révolutionné le football anglais. On l’a fait à la fois chevalier de la Légion d’honneur et officier de l’Ordre de l’Empire britannique. Il a croisé les plus grandes figures de la politique, toutes les stars du sport et du showbiz. Il possède dans son agenda les coordonnées de la moitié du Gotha mondial. Mais à l’heure de conter son itinéraire, il revient d’abord et toujours chez lui, à Duttlenheim. Ses maisons à colombages, son église Saint-Louis, son calvaire du XIXe siècle, ses cigognes. Le village qui l’a forgé. J’y suis allé en sa compagnie, il y a quelques temps. Il ne se passe jamais un an sans qu’il foule les chemins de ses jeunes années.
[ps2id id=’bouderbala’ target=’bouderbala’/] «Je pense que les fondations de l’enfance déterminent le restant de tes jours. Ici, après la guerre, il n’y avait que des paysans. Ils étaient peut-être cent cinquante; aujourd’hui, ils sont dix. J’ai grandi dans ce besoin de survivance. C’était primordial, à l’époque, d’être fort physiquement pour obtenir le respect des autres. L’homme le plus puissant était forcément le chef du village. Il y avait des sacs de blé, des sacs de charbon, qui pesaient 50 ou 100 kg. Il fallait être capable de les porter. Tout était dur. J’ai passé ma jeunesse dans les champs, chez le voisin, Adolphe, qui me faisait bosser été comme hiver: les vaches, le foin. Ce travail rythme la vie d’un village et celle des hommes. Je pense que c’est ça qui m’a donné une véritable force, une force durable.»

«J’ai appris très tôt à me lever à six heures du matin pour bosser. J’avais cette foi, j’avais cette force. Ce n’est pas un legs des parents. C’est un impératif de l’environnement. Bosser, c’était vital pour survivre. J’ai gardé cette habitude de me lever à l’aube. Tous les jours, quoi qu’il arrive. Et celle d’entretenir ma condition physique. J’ai besoin de sentir la force en moi. J’ai comme l’impression que le bonheur est lié à cette force physique. Ce n’est pas très rationnel. Mais j’ai toujours voulu faire en sorte que mon corps soit mon allié. C’est parfois dur, jusqu’au masochisme. Mais la vie, c’est l’intensité.» (…)

LE COMTE DE BOUDERBALA

(…) Lorsque Sami Ameziane, alias le Comte de Bouderbala, m’a raconté pour la première fois son histoire, celle d’un gamin de Saint-Denis qui force les portes du basket américain avant de se faire une place dans le gotha des humoristes français, j’en suis resté bouche bée entre deux fous rire. Les Américains, qui adorent les briseurs de destin dans son genre, disent d’eux qu’il sont bigger than life: plus grands que la vie. Plus gros que la vie, dirait sûrement Sami, qui adore rire de lui-même. Chez lui, rire et faire rire était une vocation. Au fil du temps, c’est presque devenu une philosophie. Une manière d’appréhender un monde parfois barbare, tout en faisant passer un message d’ouverture, sans jamais se prendre pour un donneur de leçon. Il porte l’humour en bandoulière, pour toucher le public sans en avoir l’air. Et garde dans ses poches une pincée d’autodérision, en guise d’antidote à la victimisation.

Il y aurait pourtant de quoi. L’histoire de Sami commence à cinq mille kilomètres du cadre enchanté d’un campus américain sous les couleurs de l’été indien. Dans un autre monde. Une autre galaxie même. Plus précisément dans une banlieue parisienne comme une autre ou, pour être juste, un peu pire que d’autres. Saint-Denis, quartier résidentiel du Champ de courses, au numéro 13 de la rue des Postillons. «La rue de la Mort», comme Sami l’appelle. Quand la famille Ameziane a acquis sa maison de banlieue, le rez-de-chaussée était occupé par une épicerie. Un jour, pas de chance, une entreprise de pompes funèbres a pris la place. Plus tard, un distributeur de seringues pour toxicos a été installé juste en face de la maison. A quelques pas a ouvert un foyer de personnes âgées et cinquante mètres plus loin, un hôpital psychiatrique. Drôle d’endroit pour écrire les premières lignes de son destin, c’est tout. Pas vraiment le coin idéal pour tordre les lois du déterminisme social.

La famille Ameziane vient de Kabylie. Le père est ébéniste, la mère au foyer. Dans la maison de Saint-Denis, Il y a une chambre pour les deux garçons, une autre pour les deux filles. Sami est le petit dernier, « à la fois chouchou et petit pigeon ». On le câline, on l’arnaque. On le cajole, on le torgnole. Rien de bien méchant, une vie de petit frère. Il se souvient, presque admiratif, des stratagèmes mis au point par ses sœurs pour lui piquer son argent de poche. Elles lui vendent un faux journal rien que pour lui, le Petit Gogol. Ou font preuve d’encore plus d’imagination: «Gamin, j’avais la phobie des huissiers. Elles allaient jusqu’à faire de fausses lettres d’huissiers à mon nom, menaçant de saisir tout ce que j’avais si je ne leur filais pas dix balles.» Sur une photo d’enfance, on voit deux grands yeux rieurs et un sourire édenté. On se marre beaucoup dans la famille. Les parents ne sont pas en reste. Ils sont parfois même plus drôles que les enfants, sans toujours s’en rendre compte. Comme ce jour où un oncle du bled appelle et demande des nouvelles de Sami. «Oh, ça va. Il travaille bien, il est en CM2», répond le paternel. En réalité, il allait passer le bac. «Chez nous, l’humour est culturel. On a une histoire familiale compliquée. Nos parents sont arrivés en France pendant la guerre d’Algérie. Mon père venait de perdre son père, qui combattait pour le FLN. En Algérie, le rire est salvateur. Il permet d’échapper à la schizophrénie.» Souvent, le soir, la famille se réunit sur le grand canapé pour regarder Benny Hill ou les Inconnus. Mais c’est un spectacle de l’humoriste algérien Fellag qui ouvre Sami au monde du one-man-show. Il saisit l’incroyable pouvoir du rire. Ça ne le quittera plus.
[ps2id id=’califano’ target= »/] A l’adolescence, il n’est plus vraiment temps de se marrer. Le pavillon familial a vu les barres d’immeubles pousser comme des montagnes de tous les côtés: les 4000, les Cosmonautes, la Courtille, la Saussaie, Romain Rolland, Joliot Curie, Saint-Rémy… Le quartier cerné par les cités est devenu un petit village d’irréductibles au milieu des garnisons adverses. La bagarre est inévitable. D’autant que Sami cumule les handicaps: «Pour les mecs des cités, quand tu habites un pavillon, déjà, tu es le bourge. Mauvais point. Si en plus tu as les yeux clairs, tu es bon élève et tu préfères le basket au foot… Tu deviens le vrai bouffon de la zone.» Les deux premières années au collège, il y avait de la bagarre tous les jours. «J’ai dû me faire respecter. Ma chance, c’est d’avoir été mis au judo très tôt. J’ai savaté tous les mecs qui venaient me chercher. Aucune défaite. J’ai même cassé quelques bras. Après, ça allait mieux, même si on m’a parfois mis à l’amende.» Il laisse passer un silence: « C’est pas idéal pour penser aux études, mais tu grandis beaucoup plus vite dans cet environnement.» (…)

CHRISTIAN CALIFANO

(…) Christian n’a jamais caché cette jeunesse difficile. Il la raconte aujourd’hui, sans honte, ni fierté, comme une partie intégrante de lui-même. Il a grandi dans un milieu social très défavorisé, qui explique beaucoup de choses. Il dresse un tableau général, qui inclut les tours du quartier, les mauvaises fréquentations et des coups pendables, mais ne tient pas à s’appesantir sur les détails. Pourquoi infliger ça à ceux qui le côtoient aujourd’hui? C’était hier. Il y a longtemps. «Disons qu’à l’adolescence, je me voyais comme un mec à part de la société. J’ai fait beaucoup de bêtises. Mais il fallait bien survivre.» Rien de grave, mais sa petite notoriété a fini par franchir les limites du quartier, pour parvenir jusqu’au club où certains tendaient l’oreille. «C’est vrai que dans ces années-là, quelques dirigeants, qui connaissaient le parcours de mon père, n’avaient pas trop envie que je joue pour le RC Toulon.»

Le père. Le mot est lâché. Cali y vient sans détours. Ce n’est pas qu’il veut évacuer le sujet. Mais il explique tout ce qui va suivre. L’enfance tatoue l’âme. Et lui sait à quel point la sienne a été marquée au fer rouge de ses jeunes années.

«Tu vois, d’aussi loin que je me souvienne, tous les samedis, on montait dans la voiture avec ma mère. Et on roulait jusqu’à Marseille, jusqu’aux Baumettes. On allait rendre visite à mon père. Il était plus souvent là, en prison, qu’à côté de nous, sa famille.
-Ces visites, tu les vivais comme une obligation?
-Non, c’était un devoir. Le protocole pour tous ceux qui ont un père, un frère ou un fils derrière les barreaux. Mais ce n’était pas simple à vivre. Attendre dans une salle d’attente sommaire. Puis accepter qu’on te fouille. Et pas dans la délicatesse! Pour les surveillants, les prisonniers ou leur famille, c’était forcément du même acabit. Alors de 10 à 14 ans, j’en voulais à la terre entière. Je trouvais ça injuste.»

Retour au stade d’entraînement du RC Toulon. Le jeune Cali descend de la Golf cabriolet. Ses potes viennent vers lui. La bande: Marc de Rougemont, plus connu sous le nom de «Rouge», futur membre honoraire de la fratrie des avants poètes du XV de France… Et puis les copains du quartier, les frangins Olivier et Georges Valliorgues, qui joueront aussi en équipe première du RCT. Pas le genre à avoir froid aux yeux, tous autant qu’ils sont. Sauf ce jour-là.

«Cali, tu vas voir, l’entraîneur, Patroni, c’est un Corse, il est coriace.»
-Ouais Cali, Vraiment un dur.
-Ah oui? Ecoutez les gars, on va voir qui est le patron.»
[ps2id id=’boukerchi’ target= »/] Il s’en est allé vers ce gars en rigolant.

La suite, il la raconte après un silence. Sa voix s’infléchit. C’est qu’il s’agit d’une chose sérieuse. Un moment qui a changé sa vie. «Le gars nous rassemble. Il commence à nous parler. Et voilà que je lui fais une réflexion, un truc pas fin. Là, sans attendre, il me jette à terre. Il me pose son genou sur la gorge. Et il me mord l’oreille! Comme le mâle dominant dans une meute de loup, tu vois. Un éducateur fait ça aujourd’hui, il va en prison! Mais là, ça m’a mis une grande claque.» Cali ne moufte pas. En le voyant rentrer, sa mère ne le reconnaît pas: il n’a pas un mot pour elle, lui qui est toujours en train de plaisanter. Il ne dort pas de la nuit. Il ressasse. Jusqu’à l’illumination (…)

MALEK BOUKERCHI

Il court. Il court au hasard. Sa longue foulée le conduit dans le dédale des rues d’une ville inconnue. Il croise des regards, sourit, incline la tête en guise de salut. Il court comme il vit, tout les sens en éveil, les yeux posés sur le monde, le cœur ouvert à l’inconnu. Malek Boukerchi, citoyen d’ici et d’ailleurs, porte une paire de baskets en guise de passeport. Il court tous les jours, sans but, sans peur, sur tous les continents, par tous les temps, curieux et confiant. Il court comme il respire. Il vit ce qu’il dit:

«A Paris, à Abidjan, aux Marquises, où que je sois, je suis tellement heureux de partir l’esprit vide, à la découverte du monde. J’adore me perdre. Je cours une demi-heure, une heure, ou plus. Je me laisse toujours porter, jusqu’à m’égarer. Et ensuite j’interroge les passants. C’est la meilleure occasion de nouer le contact. De faire des rencontres.
-Mais… Il ne t’est jamais rien arrivé?
-Un jour, au Bénin, j’ai eu la surprise de tomber au cœur d’un quartier de trafiquants de drogue, tenu par des Nigérians. Ils étaient armés. Ils ne s’attendaient pas à me voir arriver. Mais j’étais en short et en T-shirt, sans téléphone ni papiers. Comment auraient-ils pu me dépouiller? Et d’abord pourquoi l’auraient-ils fait? Ils voyaient bien que je n’étais qu’un athlète. Alors ils m’ont indiqué comment revenir à l’hôtel.»
Devant mon regard interloqué, Malek s’interrompt: «Oui, c’est un état d’esprit, je te l’accorde.» Un silence. «Mais j’ai vécu un truc encore plus fou. Là-bas, oui, j’ai eu peur. C’était au Rajasthan..»

Dans une même journée, assure Malek, il a failli mourir deux fois. Et pas dans le plus bel endroit pour ça. On est en 2003. Il participe à une course de 330 km dans le désert du nord de l’Inde, âpre et poussiéreux. Les Indiens l’appellent Mârusthali, le pays de la mort. Après deux jours et deux nuits d’efforts, Malek est épuisé. Il s’arrête pour souffler quelques minutes. Là, sous ses yeux hébétés, se déroule soudain une scène d’une violence inouïe: une vache étique se fait attaquer par une meute de chiens sauvages affamés. La bête n’a aucune chance de survivre. Malek détourne le regard et reprend la course, à petits pas épuisés.
[ps2id id=’piccard’ target= »/] La nuit venue, dans un vaste nulle part, il entend des hurlements déchirer l’obscurité. Une autre meute de dogues semble le suivre à la trace. Que faire? Il n’a rien sur lui, pas même un GPS. Cette course est une épreuve low cost dans le monde de l’ultra-distance, sa spécialité. 1.000 euros d’engagement, un sac, un dossard, rien d’autre ou presque. Il n’a d’autre choix que de tracer sa route. Soudain, pas plus de cent mètres devant lui, des yeux jaunes transpercent la nuit. Les grognements se rapprochent. Malek s’arrête un instant, le temps d’allumer sa lampe frontale. Il entr’aperçoit des silhouettes. Les fauves ne sont plus qu’à trente mètres de lui. Il avance, ils reculent. Il avance, ils reculent. Jusqu’au moment où… Non, pas de doute, ils ne reculent plus… Alors il les voit surgir: sept chiens de grande taille, le poil dressé, tous crocs dehors. Il a une pensée fugitive pour ses parents. Et se prépare au pire (…)

BERTRAND PICCARD

(…) A l’heure où il est parfois difficile de faire le tri entre les exploits en tout genre et les records invraisemblables, Bertrand Piccard démythifie l’aventure: «La vraie, pas celle qui se contente de l’esbroufe publique, n’est ni une fuite en avant, ni une volonté de se shooter à l’adrénaline. C’est au contraire ce qui permet, par le biais d’émotions rarement éprouvées dans la vie quotidienne, d’entrer dans une relation beaucoup plus intime et authentique avec soi-même. L’aventure est ce moment de rupture où nous réalisons qu’il ne suffit plus, comme d’ordinaire, de reproduire automatiquement ce que nous avons appris. Il faut accepter les doutes, les points d’interrogation, et même les utiliser pour stimuler notre créativité, et nous retrouver capable de produire de nouvelles solutions, des attitudes, des stratégies, des comportements inédits.»

Ses mots se veulent rassurants dans un monde qui évolue terriblement vite et peut déboussoler, où le chômage n’est jamais loin, les divorces fréquents, les maladies à l’affût, et les décisions politiques parfois aussi douloureuses que les catastrophes naturelles. La liste est longue de ce qu’il appelle «les vents de la vie». On ne maîtrise pas ces turbulences, explique-t-il. Mais on peut y faire face de bien des manières: «L’aventure est une crise qu’on accepte, la crise est une aventure qu’on refuse. Il est à chaque instant possible de décider si la rupture qui nous arrive est là pour nous détruire ou au contraire pour nous faire évoluer, nous forcer à trouver en nous des ressources dont nous ignorions jusqu’à l’existence.» Il fait une pause. Puis lâche une remarque, presque désolé. «Je sais que tout cela est en contradiction avec notre société moderne, qui encourage la protection et l’assistanat, plutôt que la prise de risque.»

Quelques semaines après notre rencontre, l’équipier de Bertrand dans l’aventure de Solar Impulse, le pilote et ingénieur André Borschberg, allait battre le record mondial de vol en solitaire sans ravitaillement entre Nagoya (Japon) et Hawaï. L’apogée d’une expédition de l’extrême. A une altitude de croisière de 8.500 mètres, il fait -40°C à l’extérieur, -20°C dans le cockpit. Avec son immense envergure (72 mètres), comparable à celle d’un Airbus 340 pour le poids d’une berline (2,3 tonnes), l’avion en fibre de carbone ne peut pas se permettre d’embarquer de système de pressurisation. Le pilote doit donc être alimenté en oxygène dès qu’il dépasse une altitude de 3.000 mètres. Chaque soir, je passais un coup de fil à mon père pour commenter leur progression. «Pourvu qu’il fasse beau…», nous disions-nous, car le mauvais temps est pour Solar Impulse 2 comme une panne d’essence,. En me réveillant, je fonçais sur ma tablette pour être certain que l’avion était toujours en l’air. Il l’était. Et je téléphonais à mon père pour le rassurer.

A mes yeux, ce tour du monde écologique représente le plus grand exploit technologique de ce début de XXIe siècle. Mais aussi humain. J’ai été terriblement impressionné, sur les images du direct, par l’épuisement du pilote lorsqu’il est tombé dans les bras de Bertrand à l’arrivée. Il venait de passer cinq jours et cinq nuits dans le minuscule cockpit, avec des phases de sieste de vingt minutes seulement. Enfermé dans un espace de moins de quatre mètres cube, il avait dû utiliser des élastiques pour faire quelques exercices physiques malgré l’étroitesse des lieux. Bras, jambes, nuque… Toutes les parties du corps doivent être sollicitées pour ne pas céder à l’engourdissement. Cet exploit a également attiré mon attention sur l’utilité du yoga et de la méditation dans ces conditions.
[ps2id id=’julliand’ target= »/] Dans cette volonté d’exploration de lui-même, Bertrand pratique depuis longtemps ces exercices, ainsi que l’autohypnose, qui l’ont aidé dans chacune de ses aventures, comme dans la vie quotidienne. «Je recherche ce moment de silence intérieur. Ça m’aide beaucoup, depuis que j’ai compris que la plupart du temps, toute notre attention et notre concentration sont centrées sur l’extérieur. On voit, on écoute, on sent. On peut retourner ce regard sur l’intérieur et se sentir exister dans son corps. C’est une expérience de conscience de soi, qui permet de revenir à sa propre énergie.» (…)

ANNE-DAUPHINE JULLIAND

(…) Je l’interroge sur ses héros. Ces grandes figures juchées sur notre épaule, à qui l’on prend parfois la main pour faire un bout de chemin. Elle ne sourit pas de la question aux allures de cliché. Au contraire, elle la prend très au sérieux. «J’aimerais remettre ce terme à l’ordre du jour. On a tellement eu tendance à confondre héros et star. Moi, je trouve ça bien d’avoir des héros. Ce sont ceux qui dépassent leurs limites et dont l’exemple impacte la vie des autres. Mon père est un héros pour moi. Ma mère aussi, avec plus de douceur. Thaïs est une héroïne parce qu’elle m’a donné envie de la suivre et changé ma vie. J’aime les héros anonymes. Un héros n’est pas forcément une figure nationale.»

Il ne faut pas confondre clairvoyance et béatitude. On peut, comme elle, respirer profondément l’air du temps sans le trouver toujours à son goût. «Il y a autour de nous plein de choses que je trouve dommage. La quête du bonheur, par exemple, dont on fait un idéal absolu. Alors que le bonheur, ce sont des petites choses du quotidien. C’est un instant. C’est maintenant.» Je pense soudain à ma grand-mère Mamitou. Cette femme courageuse, malvoyante, a écrit sur la fin de sa vie de courts poèmes et réflexions, posés à l’aveugle sur des feuilles volantes et des petits carnets. Ils évoquaient avec une lucidité inouïe la marche du monde, telle qu’elle la ressentait, mais aussi la beauté des petits moments saisis au vol. Mon père a retapé ces textes presque indéchiffrables, les a reliés et offerts à tous les membres de la famille. J’aime parfois m’y replonger.
[ps2id id=’merad’ target= »/] Anne-Dauphine possède en elle cette même force vitale. «On se fixe tellement d’objectifs qu’on oublie d’accueillir ce qui est. Je dis juste: cette vie-là, c’est la mienne, sa seule que j’ai et je veux la vivre. On a nos imperfections, nos doutes, on peut se casser la figure, mais on ne peut pas revenir en arrière. Quand on chemine, on peut se casser la figure mais ça fait partie de notre cheminement. Il faut être bienveillant avec soi-même, sinon on se met en position d’échec. Parfois, on n’a pas toutes les armes. Et puis on avance, on gagne en sagesse.» (…)

KAD MERAD

(…) J’ai eu la chance de rencontrer à son invitation deux figures essentielles. Son père Rémi, avec qui j’ai passé une après-midi de printemps, dans le cadre froid de l’aéroport de Montpellier, devant un thé à la menthe au goût très éloigné de ceux, si parfumés, que l’on boit dans son Algérie natale. Les récits de cet homme âgé à l’incroyable énergie, la flamme qu’il dégage et les émotions qu’il sait faire partager, sont pourtant parvenus à donner de la chaleur aux lieux. J’ai ensuite fait la connaissance de Reda, l’un des deux frères de Kad. L’autre artiste de la famille. Il est aujourd’hui propriétaire d’un restaurant à Marseille, un ancien repaire de marins, une institution de la ville, Le Perroquet bleu.

Grâce à eux, j’ai ouvert la boîte à souvenirs sur des photos jaunies, que l’on croirait sorties d’un film d’Alexandre Arcady. On y voit une vieille Citroën Ami 8 familiale, la remorque chargée jusqu’à la gueule. C’est l’été. Le paternel a le bras à la fenêtre, la clope qui fume au soleil sous une légère brise de mer. Les trois garçons, Karim, Reda et Kaddour, ne cessent de se chamailler. Cela ne suffit pas à réveiller la petite Yasmina, qui dort sur la plage arrière. La maman Janine jette un œil discret à sa troupe dans le miroir du pare-soleil… Nous sommes au milieu des années 70. La famille Merad revient à Ouled Mimoun, en Algérie, pour les vacances.

Lorsque je lui dessine la scène, Kad s’y revoit: «Il y avait une telle chaleur que ça faisait bouillir l’ambiance, les engueulades montaient. On supportait déjà une longue attente sur le parking des ferries en Espagne et puis on faisait une queue interminable à la frontière entre le Maroc et l’Algérie. A l’arrivée au bled, on est des petits blancs, des touristes. Et on passe un mois de vacances hors du temps. Les gamins sont chouchoutés par le grand-père. Tout le monde se retrouve autour du couscous géant. C’est génial. Mais on était contents de revenir en France. Les enfants adorent retrouver leur chez-soi. Chez moi, c’est Ris-Orangis, dans l’Essonne.»

[ps2id id=’ouedraogo’ target= »/] Dans le pavillon familial de cette grande banlieue de Paris, les souvenirs de Rémi et Reda s’accrochent à la même scène. Un instantané des premières années de Kaddour, le troisième garçon de la fratrie, le petit dernier, un gosse aussi espiègle qu’irrésistible. «Pour les anniversaires, il avait dix ou douze ans, il nous sortait toujours ses fameuses imitations de Jacques Brel. Je sais pas comment il faisait, mais toute la famille et les invités étaient pliés en deux de rire», se souvient en souriant Rémi. «Pourtant, c’était des imitations pourries franchement, relativise Kad. Impossible de savoir que ça va être mon métier. Mais très jeune, c’est vrai, je me disais déjà que je ne voulais pas avoir une vie normale. Il fallait que je sorte de cette putain de ligne. Que je sois différent de la masse. Il fallait que ça bouge!» (…)
FULGENCE OUEDRAOGO

Son surnom bruisse comme le battement d’ailes d’un oiseau migrateur entre l’Afrique et l’Europe: Fufu, Fufu, Fufu… Drôle d’oiseau que ce joueur de rugby d’1,88 m pour 101 kilos, visage délicat et barbe soignée, corps sculpté dans l’ébène, tatoué de la tête aux pieds. Des bras de leveur de pierres sous un sourire d’enfant. Drôle d’itinéraire que celui de cet enfant tiraillé entre le Burkina Faso et la France, entre parents et tuteurs, entre chez lui et ailleurs, entre partout et nulle part. Fulgence Ouedraogo est un bloc de force et de fragilité. Il est entier. Il est présent. Mais ses mots restent le plus souvent tapis dans le mystérieux réseau liant le cœur au cerveau, les émotions à l’expression.

Comme le chante Maxime Le Forestier:

«On choisit pas ses parents,
On choisit pas sa famille
On choisit pas non plus les trottoirs de Manille,
De Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher
Je suis né quelque part,
Laissez-moi ce repère où je perds la mémoire»

Hasard ou coïncidence, cette chanson a été écrite en 1986, l’année de naissance de Fulgence.

Il a attendu d’avoir vingt-quatre ans pour évoquer les circonstances de son déracinement. Aujourd’hui, ce n’est plus un tabou. Il raconte ses jeunes années à cheval sur deux pays, deux vies, deux familles. Il raconte l’abandon, la mort, la peur et la colère. Des parents burkinabés et une famille adoptive française, mais personne à qui dire «papa» « et «maman» quand le besoin s’en faisait sentir. Il raconte le rugby. Il raconte les amis. Il s’est construit entre sport et camaraderie, mais le plus souvent seul, en équilibre instable au-dessus de cette faille intime. Puis la fêlure a fini par lentement se refermer. Aujourd’hui, il se sent plus mûr. Prêt à affronter la vie sous toutes ses formes, comme sur un terrain de rugby: foulée ample et tête haute, mordant dans le ballon comme dans l’existence. C’est ainsi que ce troisième-ligne aile(s) international a écrit l’un des plus extraordinaires destins du rugby français.

Nous sommes chez lui, en banlieue de Montpellier, une vaste maison claire de bois et d’acier donnant sur un golf. C’est lui qui est venu me chercher à l’aéroport. Ce n’est pas si courant. L’accueil est assuré par Hermès, un énorme dogue allemand. Avec un chien comme ça, et ses 90 kilos d’affection mal contrôlée, Fulgence est prêt à affronter tout ce qui porte deux pattes dans le monde du rugby. Les raffuts du Golgoth poilu n’ont pas grand-chose à envier à ceux que son maître inflige à ses rivaux. Il glisse une caresse à Vicky, la discrète chienne beagle. Elle aussi veille sur la solitude de Fulgence. Que serait la force sans la fragilité? (…)

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